Avec Faubourg Daimant, son restaurant à la fois vegan et bourgeois ouvert il y a quelques semaines à Paris, cette trentenaire peut s’imposer comme la reine du bistrot haut de gamme version 2023.
Photo Clémentine Passet et stylisme floral Pauline Monnier pour Pomélo
La première fois que j’ai dîné chez Faubourg Daimant, je me suis dit à table puis en sortant que c’était un restaurant important pour la scène culinaire parisienne actuelle. Les inventions en matière de gastronomie sont rares mais la table d’Alice Tuyet apporte quelque chose, sinon de complètement nouveau, du moins de très rafraichissant et vraiment dans l’époque. Il n’y en a pas tant que cela : c’était par exemple le cas de Big Mamma (en 2015) ou de Bouillon Pigalle (en 2017). Le premier mettait des paillettes sur le genre trattoria, en gardant des petits prix, la seconde adresse ramenait quasi à la vie le format « bouillon » (il n’existait plus qu’un restaurant de ce type alors qu’ils pullulaient dans la capitale à partir de la fin du XIXe siècle) avec un décor d’aujourd’hui.
Bouillabaisse au bouillon d’algues, saucières en métal sur la table
Faubourg Daimant la joue grand bistrot bourgeois version 2023, avec un ADN autour des sauces… qui sont toutes exclusivement végétales. La cuisine est elle-même entièrement végétalienne, ce qui est une nouveauté parce que jusqu’ici, le vegan déroulait principalement sa partition dans des bars à salades, chaînes de poke bowls ou cantines méditerranéennes ou israéliennes dans un style inspiré de Yotam Ottolenghi. La bouillabaisse ici est un bouillon d’algues, les croquettes « cochonnes » sont sans cochon mais font l’illusion accompagnées d’une sauce ravigote et le guacamole est réalisé à partir de brocoli, servi dans une belle coupelle en métal que l’on a plutôt l’habitude de voir dans des bistrots de luxe. La force de Faubourg Daimant est d’avoir mis une robe de soirée à un restaurant de légumes : la cuisine, très travaillée, emprunte les codes de la gastronomie bourgeoise mais c’est également le cas pour l’habillage extra-assiette avec des bougeoirs en bronze, saucières et petites casseroles en cuivre pour sauces, toilettes avec cinq savons différents (verveine, amande amère, mélange grenade et fleur de cerisier…)…
Une maman d’origine normande qui cuisine dès l’aube
Il y a d’autres très belles choses à la carte, dont une crème au chocolat et grué de cacao mais je ne vais pas jouer aux mauvais critiques gastronomiques en faisant une liste : ce qui m’intéresse davantage, c’est le cerveau de Faubourg Daimant, Alice Tuyet donc. Cette dernière a été élevée dans la crème et le beurre avec une maman qui a suivi des cours de cuisine à l’âge de 20 ans (à l’école Cordon Bleu à Paris lors d’un été) et dont la famille vient du Calvados. « Ma mère pouvait se lever à 5h du matin pour nous préparer un déjeuner et un dîner fait maison. Tous les jours, elle cuisinait. Ça pouvait être une omelette super bien faite mais aussi de vrais plats : j’ai grandi avec du boeuf carotte, de la blanquette, des petits farcis, des purées exceptionnelles, des sautés de veau… Ça me paraissait normal à l’époque, c’est un luxe que que j’ai réalisé tard ». Dans la branche paternelle, on cuisine aussi et bien. La grand-mère d’Alice Tuyet a tenu à partir des années 1980 et pendant deux décennies son restaurant à Garches, en banlieue parisienne, sous l’enseigne L’Auberge du Bonheur. La petite fille confie n’avoir découvert le bò bún - qui n’est pas un plat traditionnel vietnamien - qu’il n’y a qu’une poignée d’années. En revanche, elle peut disserter sur les intitulés de la carte de feu l’établissement familial : tofu à la tomate, pigeon farci laqué, crabe mou frit, jambonneau aux pousses de bambou, pâtés impériaux, boeuf aux oignons..
« J’étais fasciné par la fascination que la bouffe exerçait sur mon père »
Le papa d’Alice Tuyet a grandi dans cet univers et il a transmis cela à sa propre fille. « J’étais fasciné par la fascination que la bouffe exerçait sur mon père. Il sacralisait le restaurant. Le guide Michelin, il le lisait comme un livre. J’allais avec lui dans les restaurants du 13e arrondissement comme dans les 3 étoiles. On réfléchissait à la manière de se comporter au restaurant, à la façon de s’habiller. On pouvait ne pas décrocher un mot pendant quasiment tout le repas. L’argent qu’il a gagné, il l’a mis dans les restaurants ». Alice Tuyet se souvient, à l’âge de 10 ou 12 ans, d’un repas chez Ledoyen, le restaurant parisien qui a servi de décor au film Le Grand Restaurant, avec Louis de Funès. « A l’époque, c’était Christian Le Squer le chef. Il faisait un turbot zébré avec des pommes de terre rattes fumées je crois. Je me rappelle aussi de la langoustine en entrée, c’était la première fois que je la découvrais cuite nacrée ». Pour l’anniversaire de la jeune femme en décembre, la famille réserve chaque année dès l’été dans un 2 ou 3 étoiles Michelin.
Vice-major du concours de HEC
Alice Tuyet indique avoir eu envie d’ouvrir un restaurant depuis petite, dit qu’elle jouait à l’aubergiste. Mais c’est un parcours plus classique qui l’attend pourtant à la sortie du bac car du côté vietnamien, l’élévation par un métier considéré comme noble était un passage obligé. « Soit médecin, soit banquier, soit avocat, soit l’échec », ajoute-t-elle. Licence en philo à la Sorbonne d’abord, puis Sciences Po Paris (meilleures notes du concours en anglais et en philo peut-on lire sur son profil Linkedin) et la sacro-sainte école de commerce HEC (vice major du concours, et meilleures notes en philo, culture générale et en anglais). Le monde de la restauration est toujours dans un coin de sa tête, pas anodin qu’elle se lance dans la création d’un blog de critiques gastronomiques qui fait à l’époque parler de lui (Le Grumeau) ou d’une startup de menus en ligne mais elle finit par accepter un job en marketing bien payé en Suisse, à Zurich, dans une grosse boîte spécialiste des boutiques en duty free.
La cause animale avant la cause environnementale au départ
Au bout de quelques années, son papa, acupuncteur, tombe gravement malade et elle revient à la capitale pour s’occuper de lui pendant de longs mois. En parallèle, avec l’adoption d’un chien par ses parents, elle découvre de plus près « qu’un animal peut ressentir du plaisir, du stress, de la douceur. Je n’humanisais pas à fond les animaux en parlant de peine ou d’amour mais ça a été un déclic. Même la viande avait un goût bizarre dans ma bouche à ce moment-là. Si à un évènement du Fooding, j’aurais dit ‘Je mange vegan’, on m’aurait répondu ‘Le gras, c’est la vie’. Ça c’est vachement normalisé aujourd’hui mais ce n’était pas le cas avant », analyse-t-elle. L’état de son papa (qui va mieux aujourd’hui) la fait réfléchir sur son futur et ses envies d’enfant jamais assouvies, elle qui adorait recevoir dans son spacieux appartement suisse. Elle se lance sur le chemin de la restauration en rejoignant la brasserie parisienne semi-gastronomique Grand Coeur du chef étoilé Mauro Colagreco où elle s’essaie à la cuisine, à la pâtisserie et au service en salle. Sa « flamme pour la bouffe » et son « gros respect pour les chefs » rejoignent ses nouvelles convictions alimentaires (elle précise qu’elles étaient d’abord motivées par la cause animale avant la cause environnementale) : ça y est, les bases d’un restaurant à elle sont lancées et elle a les contours en tête, un restaurant végétal.