Avec une invitée qui n'a pas sa langue dans sa poche : Déborah Dupont-Daguet, de la célèbre Librairie Gourmande à Paris.
Avec les fêtes qui arrivent, j’avais envie de parler longuement de livres de cuisine. Et qui mieux comme invitée que Déborah Dupont-Daguet, patronne de la célèbre Librairie Gourmande à Paris (et Dijon depuis 2022, au sein de la Cité de la gastronomie) ? L’enseigne compte aujourd’hui 14 000 titres, emploie l’équivalent de 5 salariés au total sur ses deux sites et génère 1,3 million d’euros de chiffre d’affaires (dont environ un tiers via le site web). Mais plus que ces stats, ce qui est intéressant avec Déborah, c’est son franc parler, elle est connue pour ça dans le milieu de la food. Un lundi de novembre, on a discuté pendant des heures et voilà la première partie de nos échanges, édités pour plus de clarté dans la lecture.
Déborah Dupont-Daguet dans sa librairie (photo EZ)
Pomélo : J’ai lu que c’est un couple, Geneviève et Marcel Baudon, qui sont à l’origine de la Librairie Gourmande en 1985…
Déborah Dupont-Daguet : A l’époque, Marcel a des boîtes de bouquinistes sur les quais de Seine, face à Notre-Dame, avec des livres de cuisine essentiellement. Et à un moment, il a trop de livres donc il a besoin de trouver un local, ce sera rue Dante dans le 5ème arrondissement. Un quartier de libraires mais pas un quartier de bouffe.
Il y avait d’autres librairies culinaires à cette époque ?
Rue du Bac, le libraire Rémy Flachard faisait de l’ancien culinaire. Il y avait également la Librairie des Gourmets que je n’ai pas connue. Ainsi qu’un bouquiniste sur les quais qui existe toujours, Alain Huchet. En gros, c’était ça le marché un peu spécialisé du livre de cuisine sur Paris dans les années 1990.
Comment c’était la Librairie Gourmande dans ces années-là ?
Très rapidement, les Baudon se font connaître par le public professionnel et l’importance de la librairie doit beaucoup aux brigades de restaurants. A l’époque, les brigades étaient encore en coupure (les employés de restaurant travaillant à la fois pour le service du déjeuner et celui du dîner, d’où une pause de quelques heures entre les deux repas, NDLR). Ça s’est su qu’il y avait des pépites sur place donc en fait les mecs venaient passer leur coupure à la librairie. Et c’est toujours quelque chose qui se fait. C’est, je pense, dans l’ADN de la Librairie Gourmande de laisser les gens prendre leur temps et feuilleter. Nous, on a des personnes qui passent trois heures sur des livres, qui vont prendre des notes et tout ça. D’où le canapé à l’étage.
Et en 2002, les fondateurs prennent leur retraite…
Ils la prennent mais ne trouvent personne pour racheter. Leur fille Véronique n’a pas les moyens pour : c’est Amy Prévost, une voisine richissime qui habite au-dessus, qui va acquérir l’adresse. Son mari était patron du Crédit Lyonnais Private Equity. Elle était de son côté l’héritière d’une très grosse fortune. Leur mariage avait eu lieu à Monaco je crois. En fait, elle n'a pas pu se résoudre à ce que ça ferme, donc elle a racheté, elle était habitante de l’immeuble et je pense qu’il y avait ce côté un peu fantasme de l’Américaine à Paris. Amy va alors se jeter un peu à coeur perdu dans la librairie, reprenant la salariée déjà présente dans les murs, Annick ainsi que Véronique donc, fille des anciens propriétaires et spécialiste des livres anciens. Il faut se souvenir qu’en 2002, la France met en place les 35 heures. Et l’Américaine se retrouve donc avec deux salariées qui ont des récup’ tout le temps… Un enfer sur terre alors qu’elle avait déjà trois jeunes enfants. Elle s’occupait de ces derniers, faisait la fermeture, remontait avec la compta… Pour elle, ça devait être une danseuse cette librairie mais elle y a bossé beaucoup plus que ce qu’elle avait pu imaginer. Donc moi, quand je la rencontre en septembre 2006, elle veut vendre, c’était trop gros pour elle
Comment se fait la rencontre avec toi ?
Je venais de quitter le monde universitaire, j'avais fait un business plan dans le secteur de la cuisine pour monter un concept de boutique en ligne, et on m'a conseillé d'aller rencontrer Amy Prévost car nous avions des développements communs. Sauf qu’Amy ne voulait pas du tout développer, elle souhaitait vendre la librairie. Je ne voulais pas forcément de boutique physique mais j’ai senti que la Librairie Gourmande était une belle endormie à développer. Deux mois plus tard, je faisais un stage de huit jours à l’école de la librairie. J’ai tout de suite dit que le magasin était trop petit (ça devait faire 25 mètres carrés côté public), que je ne reprenais que le fonds de commerce, pas le droit au bail. Je n’ai pas trouvé de local dans le quartier donc j’ai voulu être du côté de la rue Montmartre (dans le 2ème arrondissement de Paris, NDLR), rue des boutiques dédiées au matériel professionnel pour cuisiniers. Aujourd’hui, on a 90 m2 au rez-de-chaussée et 40 à l’étage. Et je touche du bois mais normalement, on déménage en février prochain. Retour rive gauche pour les 40 ans de la librairie en 2025.
Pourquoi ?
Mon loyer a beaucoup trop augmenté, ça devient impraticable ici. Et puis, ce qu’il faut voir, c’est que le contexte n’est plus du tout le même. C'est-à-dire qu’à la fin des années 2000, début des années 2010, on a eu vraiment toute l'explosion du livre de cuisine et je me devais d'accompagner ça. On commençait à avoir vraiment beaucoup de livres. Cette explosion est retombée vers 2016-2017. C’est là où le succès de Simplisme (collection d’Hachette du photographe et cuisinier Jean-François Mallet, vendue à des millions d’exemplaires, NDLR) a été un peu l’arbre qui cachait la forêt : le livre et ses déclinaisons drainaient tellement de ventes à la fois en nombre d’exemplaires et en chiffre d’affaires que personne n’a vu que le marché se pétait la gueule mais c’était le cas. Le marché commençait à chuter fortement et puis ça a repris avec le Covid.
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