Journalistes, consultants, auteurs de livres, grands clients de restaurants... : ils racontent les tables qui auraient mérité une, deux ou trois étoiles Michelin cette année.
LES RESTAURANTS 2 ÉTOILES QUI VALENT 3 ÉTOILES
Restaurant David Toutain (Paris)
“David Toutain est un chef dont je ne partage pas forcément toute l’identité culinaire mais au moins, il en a une. Il a une vraie personnalité de cuisine, à une époque où les soit-disant modernes, les soit-disants contemporains nous parlent d’expériences culinaires, d’acte trois de la gastronomie. Ce mec-là a un univers avant tout le monde, il a réfléchi à une certaine écologie de la cuisine, à inventer le restaurant comme un biotope, comme un écosystème. Il a réinventé le grand restaurant comme une vraie expérience. Quand on évoque les enjeux et presque un discours autour de l’environnement et de l’écosystème à la fois social et nourricier à travers les produits, et quand on parle d’une identité culinaire avec une cuisine qui pousse un peu les codes, qui va plus loin que le bon/pas bon, qui va plus loin que le j’aime/j’aime pas et qui aujourd’hui t’ouvre un peu les chakras en disant ‘Tiens c’est intéressant, passionnant, inédit’, voila un chef qui se bouge depuis le début de sa carrière, qui va toujours plus loin depuis trois ans, mais qui va rester rivé à deux étoiles, alors que la vertu d’un trois étoiles serait de vendre ça.
On a pas beaucoup de chefs comme ça, et quand on en a, c’est pas au bout de 10 ans qu’on doit les sanctifier. Bien évidemment, je n’ai aucun souci pour les donner à Banctel (lauréat de 3 étoiles il y a quelques jours, NDLR) qui est un bon chef, mais pourquoi ne remettre qu’une ou deux fois 3 étoiles ? Vous croyez qu’il n’est pas temps de sortir de ce numerus clausus débile officieux des moins de 30 restaurants trois étoiles ? Il y a réellement 40 trois étoiles en France, et si on veut faire rayonner la gastronomie française dans le monde, il faut les récompenser. On pourrait remettre plusieurs trois étoiles de manière complémentaire. Oui à Banctel, parce que c’est un néo-classique, et à côté, on récompense David Toutain ou Alexandre Gauthier, ceux qui poussent vers une cuisine moderne, un discours moderne, qui bousculent les codes. Pour les trois étoiles, on parle de haute gastronomie, ce n’est pas de la simple gastronomie. Dans un pays comme la France, quand on a la chance d’en avoir plusieurs, il faut les récompenser tous les ans. On se croirait dans le numerus clausus de médecine où l’on se plaint parce qu’il n’y a pas assez de médecins.
Alors oui pour Banctel, mais le jeune de 35 ans (Fabien Ferré, lauréat de 3 étoiles il y a quelques jours à l’Hôtel du Castellet, NDLR), non ! J’en ai marre du jeunisme. Il ne mérite pas du tout ses trois étoiles. Non pas qu’il n’ait pas de talent, mais ça ne correspond à rien. C’est juste qu’il fallait récompenser pour la énième fois la région PACA, pour la énième fois le business du circuit du Castellet. Vous pouvez m’expliquer comment un second, certes bien formé, qui était dans l’ombre du chef qui a lui eu 2 étoiles (Christophe Bacquié, NDLR), a eu le temps de s’exprimer en un an ? Il a fait une carte automne-hiver-printemps-été. On sanctifie pour la première année le beau suivi ?! Je croyais qu’on sanctifiait des grands chefs, des chefs qui avaient réfléchi à leur art et à leurs recettes. Lui n’a rien réfléchi du tout, faillait lui laisser quelques années à ce pauvre garçon. Ça, c’est encore du bad-buzz. Cette année, on a voulu être oecuménique, et on sort un jeune, un jeune-vieux d’ailleurs, c’est complètement contradictoire. D’un côté, on met un mec qui a fait deux cartes et qui n’a rien prouvé, et de l'autre, on met un mec qui a mis je ne sais pas combien d’années pour les avoir (Jérôme Banctel, NDLR).
Pour moi, soyons clairs, le Michelin me fatigue et même les débats qu’on en fait m’ennuient prodigieusement. Pendant un moment, sur le fond, j’ai défendu le Michelin en disant ‘c’est important qu’il y ait des métronomes et des institutions dans la vie’. Or là, je pense que c'est une institution qui va mourir, ce sont des crevards. Comme les civilisations, les institutions doivent mourir et j’attend qu’elle crève parce que ça suffit, elle empêche tout le monde d’avancer, c’est de la merde Michelin, c’est un frein majeur à la gastronomie française. J’ai même plus envie de la défendre en tant qu’institution, c’est de la daube incarnée par des daubes et même ceux qui la dénoncent aujourd'hui, il fallait le faire il y a 20 ans. Quand je la dénonçais il y a 20 ans, il n’y avait personne.
Alors quand la jeune garde journalistique, critiques et autres en 2024, n’ont rien d’autre à foutre que de faire la pub au Michelin, je trouve ça assez pathétique. Que l’on ne me dise pas qu’on va réinventer le Fooding ou l’avant-garde, et que la seule chose qu’on va faire, ce que font très bien les médias mainstream, c’est de dire que le guide Michelin est mort alors qu’on rien fait pour le tuer. La semaine dernière, il fallait parler d’autre chose que des trois étoiles, il se passe d’autres choses dans la gastronomie. Ce qui m’intéresse, c’est les gens qui vont bousculer les codes. Peut être que je suis moins sensible à la cuisine de Toutain que de Banctel, mais on s’en fout de mon avis et de mes émotions. C’est pas comme ça qu’on fait une politique gastronomique, un trois étoiles doit t’amener vers d’autres choses. Soit ce sont des gens qui gardent le temps comme Banctel, soit ce sont des gens qui le bousculent comme Toutain, mais certainement pas un petit jeune de 35 ans qui a l’air chiant. Et certainement pas à quelqu’un parce que c’est une femme oui qu’il est noir. C’est ça ce qu’il se passe ces dernières années, c’est pour ça que ce n’est pas du talent, c’est du bad-buzz. A mon sens c’est anti-féministe, raciste et bêtement politicard / Propos d’Emmanuel Rubin, critique gastronomique au Figaro